Mossoul, les oiseaux volent à nouveau

Mossoul, Irak. 14 septembre 2021. La vieille ville de Mossoul en ruines. Après le conflit, seules quelques personnes sont revenues pour reconstruire leurs maisons.

Mossoul, Irak. 14 septembre 2021. La vieille ville de Mossoul en ruines. Après le conflit, seules quelques personnes sont revenues pour reconstruire leurs maisons. 

© Nanna Heitmann / Magnum Photos

En octobre 2016, l’armée irakienne partait à l’offensive pour reprendre Mossoul, la deuxième ville du pays, contrôlée depuis trois ans par l’Etat islamique. La majeure partie de la population avait déserté la ville, fuyant le contrôle de l'EI et les conditions de vie horribles dans la ville. Cette offensive a duré neuf mois, chaque rue, chaque maison a été inspectée, sécurisée et, au fur et à mesure que le temps a passé, la ligne de front s’est déplacée. Avec des milliers d’Irakiens blessés ou tués et plus d’un million de déplacés, cette bataille urbaine est l’une des plus meurtrières depuis la Seconde Guerre mondiale. Au plus fort des combats, les équipes de MSF intervenaient dans un poste de santé proche des lignes de front. Depuis, la vie a repris, mais le système de santé est lent à se reconstruire et MSF continue de soutenir plusieurs structures, dont la maternité et le service pédiatrique de l’hôpital Nablus, à la périphérie de la ville. Le nombre mensuel de naissances atteint des chiffres record. Les accouchements sécurisés sont l’une des priorités des équipes, car le risque de mortalité maternelle à l’accouchement reste très élevé.

Irak. Mossoul. 17 septembre 2021. Noor Ibrahim, un nouveau-né, dans les bras de sa grand-mère Shaima à l'hôpital MSF de Nablus. Ils viennent de Rabia, une ville à la frontière avec la Syrie, à 120 kilo mètres de Mossoul.

Irak. Mossoul. 17 septembre 2021. Noor Ibrahim, un nouveau-né, dans les bras de sa grand-mère Shaima à l'hôpital MSF de Nablus. Ils viennent de Rabia, une ville à la frontière avec la Syrie, à 120 kilo mètres de Mossoul. 

© Nanna Heitmann / Magnum Photos

Quatre ans après que l’organisation Etat islamique a été chassée de Mossoul par les forces irakiennes et une coalition internationale, j’ai été chargée de photographier la renaissance de Mossoul – au sens de sa reconstruction, mais aussi littéralement, dans la plus grande maternité de MSF, où en moyenne 850 enfants naissent chaque mois.

En juin 2014, environ 1 500 combattants de l’Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie ont pris le contrôle de Mossoul, la deuxième plus grande ville du pays. Pendant trois ans, les habitants ont vécu dans la crainte d’être punis, en vertu de l’interprétation extrémiste de la loi islamique imposée par l’organisation terroriste. Les femmes devaient être couvertes de noir de la tête aux pieds, les minorités étaient persécutées et les exécutions publiques, les arrestations et la torture faisaient partie de la vie quotidienne. La plupart des femmes que j’ai rencontrées ont passé toutes ces années enfermées chez elles, dans l’impossibilité d’étudier ou même de sortir sans être accompagnées d’un homme de leur famille. Toutefois, certaines devaient malgré tout aller travailler tous les jours, comme Kazal, sage-femme à l’hôpital MSF de Nablus, qui aidait à mettre des enfants au monde. Son fils la conduisait ainsi chaque jour au travail, dans un hôpital public ; plus tard, lorsque les tirs se sont rapprochés, les femmes venaient chez elle pour accoucher. Kazal me raconte qu’au début, la plupart des gens ont bien accueilli EI – ils construisaient des rues, traitaient les citoyens avec gentillesse. Ce n’est qu’au fil des mois qu’ils ont lentement forcé les hommes à se laisser pousser la barbe et les femmes à se couvrir entièrement de noir. Jusqu’à en arriver au point où des filles étaient exécutées pour avoir porté des chaussettes brunes au lieu de chaussettes noires. 

En décembre 2016, la bataille de Mossoul a commencé. Ce n’est qu’en juin 2017 que la partie occidentale de la ville a été libérée. La vieille ville de Mossoul, en particulier, présentait un terrain de bataille compliqué en raison de ses rues étroites, où aucun char ne pouvait passer. Lors de mon premier jour à Mossoul, en septembre 2021, Sangar Khaleel, mon fixeur m’a emmenée dans ce qui restait de la ville historique, autrefois magnifique. Tandis que nous grimpions et trébuchions sur les ruines, nous tombions sans cesse sur des ossements humains et des restes de ceintures explosives. J’ai remarqué que mes genoux tremblaient inexorablement et que mon cœur battait plus fort. J’étais sur le point de rentrer dans une maison en ruine pendant que Sanjar était au téléphone, quand je l’ai soudain entendu courir après moi. A l’entrée de la maison, une inscription en arabe mettait en garde contre les mines qui n’avaient peut-être pas encore été enlevées.

L’ampleur de la destruction que j’ai vue et les récits que les gens d’ici m’ont faits de la guerre me permettent tout juste de deviner les horreurs qu’ils ont dû vivre, et je me suis sentie impuissante en essayant de raconter leur histoire. En tant qu’étrangère n’ayant jamais travaillé au Moyen-Orient, je ne serai jamais en mesure de la comprendre ou de l’imaginer pleinement.    
 

Irak. Mossoul. 14 septembre 2021. Les ruines de l'église Al-Tahira, détruite pendant le conflit. En 2017, l'UNESCO a mis en œuvre un programme de reconstruction du patrimoine culturel de la ville.

Irak. Mossoul. 14 septembre 2021. Les ruines de l'église Al-Tahira, détruite pendant le conflit. En 2017, l'UNESCO a mis en œuvre un programme de reconstruction du patrimoine culturel de la ville.

© Nanna Heitmann / Magnum Photos
Irak. Mossoul. 17 septembre 2021. Nouveau-né à l'hôpital MSF de Nablus

Irak. Mossoul. 17 septembre 2021. Nouveau-né à l'hôpital MSF de Nablus

© Nanna Heitmann / Magnum Photos

A l’hôpital MSF de Nablus, dans la banlieue ouest de Mossoul, je pensais que j’allais photographier une histoire positive de « renaissance » : Mossoul revenant à la vie après tant de chagrin et de deuils.
Mais, ce premier jour, j’ai rencontré de nombreuses femmes qui avaient fait des fausses couches, et des femmes qui se sentaient trop faibles et épuisées pour parler. J’ai rencontré Lana, une psychologue libanaise. Elle était impressionnée par la résilience des femmes, mais elle m’a expliqué que les taux de dépression postnatale, de comportements impulsifs et d’automutilation étaient extrêmement élevés.

« Mes seuls espoirs résident dans la prochaine génération. L’EI a véritablement traumatisé les gens ici, à cause d’eux, la société entière est plus agressive. Les hommes sont habitués aux agressions, ils sont habitués à la violence. L’EI créait ce type de comportements, cette violence domestique, et cela a changé l’état d’esprit des gens. » Elle a souvent employé le terme de « cécité émotionnelle ». Selon Lana, après avoir subi des attaques pendant trois ans, ces gens étaient dans un tel état qu’ils ne pouvaient plus rien ressentir. Ils sont devenus émotionnellement aveugles. C’était un mécanisme d’adaptation, qui les aidait à survivre à la cruauté de la guerre. Mais même quand la menace n’a plus été là, le mécanisme d’adaptation est resté ancré en eux. Tout ce temps, les émotions n’ont pas vraiment été prises en compte. Si son espoir repose sur les générations futures, c’est parce que la génération actuelle a été trop gravement traumatisée pour guérir : les troubles de la personnalité sont extrêmement fréquents.
 

Mossoul. 15 septembre 2021. Dans la maternité de l'hôpital MSF de Nablus, une femme tient son petit-fils dans ses bras

Mossoul. 15 septembre 2021. Dans la maternité de l'hôpital MSF de Nablus, une femme tient son petit-fils dans ses bras

© Nanna Heitmann / Magnum Photos
Irak. Mossoul. 15 septembre 2021. Nouveau-né à la maternité de Nablus.

Irak. Mossoul. 15 septembre 2021. Nouveau-né à la maternité de Nablus. 

© Nanna Heitmann / Magnum Photos
Irak. Mossoul. 17 septembre 2021. Dans la salle d'attente de l'hôpital MSF de Nablus.

Irak. Mossoul. 17 septembre 2021. Dans la salle d'attente de l'hôpital MSF de Nablus. 

© Nanna Heitmann / Magnum Photos
La prothèse du frère de Nadhim Dabagh qui a été tué par un drone de l'EI. © Nanna Heitmann / Magnum Photos
Irak. Mossoul. 17 septembre 2021. La sage-femme superviseuse Kazal avec ses patientes. © Nanna Heitmann / Magnum Photos
Irak. Mossoul. 17 septembre 2021. Kazal avec son fils dans sa maison. Elle est sage-femme à l'hôpital MSF de Nablus. L'EI l'a obligée à travailler aussi pendant la guerre. Son fils la conduisait au travail tous les jours.

Irak. Mossoul. 17 septembre 2021. Kazal avec son fils dans sa maison. Elle est sage-femme à l'hôpital MSF de Nablus. L'EI l'a obligée à travailler aussi pendant la guerre. Son fils la conduisait au travail tous les jours.

© Nanna Heitmann / Magnum Photos
Irak. Mossoul. 13 septembre 2021. Ruines dans la vieille ville de Mossoul

Irak. Mossoul. 13 septembre 2021. Ruines dans la vieille ville de Mossoul

© Nanna Heitmann / Magnum Photos
Irak. Mossoul. 17 septembre 2021.

Irak. Mossoul. 17 septembre 2021. 

© Nanna Heitmann / Magnum Photos

Pendant ma présence là-bas, la campagne électorale se déroulait en Irak. Après avoir attendu plus d’une heure dans un bureau très fréquenté de son parti, nous avons rencontré Basma Baseem. Elle avait été la première femme irakienne à devenir cheffe du consulat de la ville de Mossoul, trois mois seulement avant que l’EI ne prenne la ville et n’établisse son califat. Mais même avant cela, elle avait déjà survécu à
 des tentative d’assassinat par bombes posées sur sa voiture et avait reçu des dizaines de menaces. L’Etat islamique a pris tous ses biens lorsqu’elle a fui au Kurdistan mais, lorsque nous lui avons rendu visite, elle nous a dit qu’elle se sentait désormais assez en sécurité pour se déplacer seule dans Mossoul.

Irak. Mossoul.17 septembre 2021. La politicienne Basma Baseem lors de sa campagne électorale. Elle est la première femme irakienne à être nommée à la tête du Conseil des magistrats, trois mois seulement avant l'occupation de Mossoul par Isis. Elle a reçu de nombreuses menaces et des attaques à la voiture piégée. Toute sa maison a été détruite par Isis, elle a réussi à fuir à Erbil. Aujourd'hui, elle se sent très en sécurité à Mossoul, même si elle reçoit encore régulièrement des menaces.

Irak. Mossoul.17 septembre 2021. La politicienne Basma Baseem lors de sa campagne électorale. Elle est la première femme irakienne à être nommée à la tête du Conseil des magistrats, trois mois seulement avant l'occupation de Mossoul par Isis. Elle a reçu de nombreuses menaces et des attaques à la voiture piégée. Toute sa maison a été détruite par Isis, elle a réussi à fuir à Erbil. Aujourd'hui, elle se sent très en sécurité à Mossoul, même si elle reçoit encore régulièrement des menaces. 

© Nanna Heitmann / Magnum Photos

Dans le jardin de son bureau, des hommes, jeunes et vieux, dont beaucoup portaient de vêtements tribaux traditionnels, sont venus voir Basma, lui parler et lui demander de l’aide. Assis en cercle, ils ont posé des questions et discuté du problème du chômage élevé dans leurs quartiers et du manque de perspectives.

La plus grande inquiétude de Basma concerne les familles et les enfants des combattants de l’EI restés sur place, qui, selon elle, constituent une bombe à retardement.

Dans le jardin de son bureau, des hommes, jeunes et vieux, dont beaucoup portaient de vêtements tribaux traditionnels, sont venus voir Basma, lui parler et lui demander de l’aide. Assis en cercle, ils ont posé des questions et discuté du problème du chômage élevé dans leurs quartiers et du manque de perspectives.

La plus grande inquiétude de Basma concerne les familles et les enfants des combattants de l’EI restés sur place, qui, selon elle, constituent une bombe à retardement.

Irak. Mossoul. 15 septembre 2021. Lignes électriques à l'entrée de l'hôpital MSF de Nablus

Irak. Mossoul. 15 septembre 2021. Lignes électriques à l'entrée de l'hôpital MSF de Nablus

© Nanna Heitmann / Magnum Photos
 Irak. Mossoul. 13 septembre 2021. Ruines dans la vieille ville de Mossoul.

 Irak. Mossoul. 13 septembre 2021. Ruines dans la vieille ville de Mossoul.

© Nanna Heitmann / Magnum Photos
Irak. Mossoul. 13 septembre 2021.

Irak. Mossoul. 13 septembre 2021.

© Nanna Heitmann / Magnum Photos
 Irak. Mossoul. 16 septembre 2021. Le marché aux oiseaux de Bab al-Jadid. Lorsque la ville était sous le contrôle de l’EI, il était interdit de faire voler des pigeons - un passe-temps populaire.

Irak. Mossoul. 16 septembre 2021. Le marché aux oiseaux de Bab al-Jadid. Lorsque la ville était sous le contrôle de l’EI, il était interdit de faire voler des pigeons - un passe-temps populaire. 

© Nanna Heitmann / Magnum Photos
Irak. Mosul.16 septembre 2021. L'éleveur de pigeons Sail Aboud Mhedi au marché aux pigeons. Pendant l’EI, il était interdit de laisser voler les pigeons, à cause de l'espionnage ou de la contrebande. Sail aime les pigeons et les courses.

Irak. Mosul.16 septembre 2021. L'éleveur de pigeons Sail Aboud Mhedi au marché aux pigeons. Pendant l’EI, il était interdit de laisser voler les pigeons, à cause de l'espionnage ou de la contrebande. Sail aime les pigeons et les courses. 

© Nanna Heitmann / Magnum Photos
Irak. Mossoul. 16 septembre 2021. La vieille ville de Mossoul en ruines. Après le conflit, seules quelques personnes sont revenues pour reconstruire leurs maisons

Irak. Mossoul. 16 septembre 2021. La vieille ville de Mossoul en ruines. Après le conflit, seules quelques personnes sont revenues pour reconstruire leurs maisons

© Nanna Heitmann / Magnum Photos

A Qaraqosh, une ville chrétienne assyrienne toute proche, les horreurs de la guerre et de la persécution sont presque déjà oubliées. Seul le nombre de maisons vides, intercalées entre les maisons rénovées, rappellent que beaucoup de familles n’ont pas osé rentrer chez elles, mais sont parties vivre dans d’autres pays. Le soir de la fête de la Croix glorieuse [fête religieuse catholique], plus de 4 000 personnes se sont rassemblées : femmes, hommes et filles dansant ensemble de manière exubérante sur les chansons d’un célèbre chanteur irakien. Sangar tapait des mains joyeusement, au rythme des chansons, une bière à la main, disant qu’il n’avait jamais vu, ailleurs en Irak, autant de personnes mélangées, faisant la fête. Plus tard, le chanteur irakien a interprété une chanson sur le mariage : « La première semaine, vous êtes comme du sucre pour l’autre… la troisième, vous faites vos valises et vous partez. » La chanson semblait familière à tout le monde, et les gens applaudissaient et riaient ensemble.

Irak. Bakhdida. 14 septembre 2021. Hommes, femmes et enfants célèbrent ensemble la fête de la Croix glorieuse dans la ville chrétienne de Qaraqosh © Nanna Heitmann / Magnum Photos
Irak. Mossoul. 17 septembre 2021. Parc d'attractions © Nanna Heitmann / Magnum Photos

Aujourd’hui, la vie à Mossoul reste dure, les traumatismes trop profonds. Pourtant, les Mossouliotes, comme Assia, une maman venue donner la vie à Rahma dans la maternité de Nablus, partagent leurs espoirs : « J’espère que les choses vont s’améliorer à Mossoul et en Irak, et avec l’aide et les efforts de tous les habitants, nous reconstruirons la ville. Mossoul renaîtra !  » Comme chaque patient qui lentement récupère ses fonctions et ses capacités, Mossoul et ses habitants réapprennent à marcher. Les cris de douleur se muent lentement en cris d’enfants qui naissent. Des changements qui disent timidement la convalescence et la cicatrisation de Mossoul, un jour. 

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